Mes amis devenus
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimé ?
Rutebeuf
J’émerge lentement de cette lecture, hébété d’empathie, l’émotion encore intacte et le cœur serré, ne voulant pas laisser filer trop vite le trouble éprouvé. Il me faut quelques minutes encore pour ravaler mes larmes, de celles dont on ne peut véritablement déterminer si elles sont de bonheur ou de tristesse, ou les deux à la fois.
Peut-on tomber amoureux d’un livre ? Il semble que oui, surtout si celui-ci vous redonne l’impression d’être vivant, ici et maintenant.
Mes amis devenus… de quoi s’agit-il ?
A priori une simple histoire d’amis qui se retrouvent quarante ans après leur adolescence pour un week-end sur l’île d’Ouessant. Trois hommes, Jean, Lours’ et Sylvère, deux femmes, Mara et Luce.
Débarqué la veille, Sylvère Benoît, l’écrivain, guette leur arrivée par bateau sur le port. Alors que le lecteur s’attend à vivre d’emblée les retrouvailles, le narrateur se remémore sa prime enfance, ses plus lointains souvenirs puis les rencontres avec chacun d’entre eux. Leurs premiers pas amicaux, voire amoureux, les quelques années fondatrices, vécues ensemble au lycée, avant de se perdre de vue, chacun traçant sa route de jeune adulte.
A travers cette histoire vibrante d’humour et de gravité, Jean-Claude Mourlevat, un pur raconteur d’histoires, nous fait prendre conscience qu’une vie n’est de loin pas qu’une simple somme de faits qui s’enchaînent. Que la partie immergée, restée secrète, intime, que nos pensées, nos sensations intraduisibles, indicibles, quelquefois honteuses nous définissent tout autant que ce que l’on présente au grand jour. Qu’un mot, un geste, un simple regard peut « modifier la chimie de notre être ».
Ces souvenirs nourrissent chez Sylvère quantité de réflexions et éveillent des craintes inhérentes aux retrouvailles tardives, telle que la peur d’être déçu par ce que, quarante ans plus tard, l’autre est devenu, beauf, folle ou insignifiant… N’y a-t-il pas un risque de voir défiler des monstres ?
La plume de Mourlevat est allègre, virevoltante, inventive. Le style est limpide, ses phrases sont un torrent où chaque mot bout et participe à faire naître l’émotion. On se surprend à sourire beaucoup, à rire parfois et des larmes irrépressibles peuvent jaillir au détour d’une phrase ou d’un mot… son écriture est bien plus vivante que celle de la plupart des ouvrages prescrits par ailleurs. Lors de la lecture il est régulièrement nécessaire de se poser quelques instants, de reprendre souffle, pour assimiler les sensations, faire le point sur les souvenirs personnels que le texte réveille. Et très vite on y replonge, les pages défilent sans que l’on s’en rende compte et le sentiment de complicité avec les personnages s’accroît.
Et puis j’ai adoré le principe des têtes de chapitres qui fonctionnent comme une succession de mots ou d’expressions assemblées, sans queue ni tête, pour exemple le chapitre 5 intitulé : Le fantôme discret. Les plis de vaillance. Quitte. L’imagination se met en branle, Ies mots vous titillent, vous induisent en erreur et au final, tout y est, et devient logique.
Mes amis devenus est certainement le récit le plus humain qui m’ait été donné de lire ces dernières années. Il corrobore le principe que ce qui est vraiment personnel devient universel et sous cette apparente facilité de lecture qui nous est offerte se cache le labeur d’un véritable façonnier des mots, d’un artisan, d’un magicien.
Mes amis devenus - Jean-Claude Mourlevat - Fleuve éditions -2016